Vautrin

                        Marie et Maria

                                            Imagination

Vautrin

La sonnerie retentit et M. Merlin fait à nouveau apparaître un personnage au milieu de la classe. Nous voyons, ébahis, une petite bulle descendre, puis grandir, et envahir toute la pièce. Le noir s’installe, et nous voyons apparaître le décor : des rues étroites et tortueuses, Paris sans doute au début du XIXème siècle...

Un homme part en chasse, comme tous les jours, traquant les voleurs dans les rues sombres comme il l’avait été dans sa jeunesse. Coins après recoins, il scrute la pénombre. Soudain il entrevoit une ombre qui disparaît au creux d’une maison. C’est un bar. Il entre. Rien. Personne. L’ombre seule. Non ! A droite ! Une tâche claire ! Fausse piste. C’est un miroir. Ah ! Tout au fond un autre reflet. Ce n’est pas un miroir ! C’est un homme ! Enfin ? Lui ? L’homme ? Oui ! C’est sûr ! Vite ! Avant qu’il ne s’échappe.

L'homme, épuisé, gît sur une table. Le chasseur, savourant sa victoire assurée, ses favoris roux agités de petits soubresauts de joie, s’approche, lentement, sûrement. Il passe sans mot dire les menottes au fuyard, de ses grosses mains rudes, parsemées de poils roux. L'homme, dans un dernier effort, essayant de briser le cœur de pierre de son persécuteur, prononce d’un seul souffle, le discours du condamné à mort.

"Pitié. Je ne suis pas celui que vous croyez. Laissez-moi. J’ai dû quitter ma patrie, je suis bien malheureux, et je suis obligé de voler pour vivre". L'homme aux favoris roux, intrigué par ce discours et heureux d’avoir enfin capturé sa victime, répond alors : "Ah ? Eh bien alors l'ami, qui es-tu ? Et d'où viens-tu ?", en scrutant le visage marqué de son adversaire. Le captif, fou de joie, croyant que son geôlier est prêt à le relâcher, s’emporte. "Je viens de Québec, vous voyez, ils m'ont chassé de chez moi, ces sales envahisseurs. Et ils m’ont exilé à vie. Ils n'étaient pas déjà contents de nous réduire à cultiver les champs et à nourrir les bêtes, nous les Patriotes ! Sales Anglais, ils m’ont chassé pour avoir protesté et ils ont brûlé ma maison, à St Benoît, et tout ce que j’avais."

A ce moment précis, la classe, perturbée devant cette scène, commence à remuer, à chuchoter. On fait passer une information de grande importance : le chasseur roux ressemble étrangement à Vautrin, l'un des protagonistes du Père Goriot... 

 

Marie et Maria

Mais, M. Merlin ne laisse pas sa classe s’agiter, et d’un claquement sec de sa règle sur le bureau, il rétablit le calme. "Taisez-vous, je vous prie !" Aussitôt le silence succède au vacarme et Monsieur Merlin enchaîne sur la présentation d'un autre livre : Maria Chapdelaine. L'héroïne éponyme apparaît immédiatement et commence à exposer son histoire à la demande de Monsieur Merlin. "Je m'appelle Maria. Il paraît que je suis une belle fille. Je suis âgée de dix-neuf ans. Mon livre décrit le mode de vie de Canadiens habitant la région du Lac-saint-Jean, au Québec. Je songe au mariage et dois faire mon choix entre trois prétendants. Le premier, Eutrope Gagnon, seul voisin de ma famille, a à me proposer une vie correspondant à ce que j'ai toujours connu. Lorenzo Surprenant, le second prétendant, travaille dans une manufacture de la Nouvelle Angleterre. Il m'offre de l'accompagner à la ville, où je connaîtrai une vie beaucoup plus confortable que la mienne jusqu'à présent. Quant à François Paradis, bûcheron et trappeur intrépide, il n'a qu'une vie en forêt à me faire partager, loin de ma famille et de mes amis. Après la mort inévitable de François Paradis, c'est Eutrope Gagnon que je choisis. Je ne me laisse pas séduire par les surprises promises par le sieur Surprenant et opte pour une vie rude et simple."

"A toi, Marie," poursuit Monsieur Merlin. 

"Moi, je suis Marie, la fille de Menaud, le maître-draveur. Ma mère nous a quittés il y a bien longtemps de cela, mais j'ai vécu heureuse avec mon père et mon frère jusqu'au jour où mon frère Jason s'est noyé en se heurtant à une planche de bois. Jason et mon père sont maîtres-draveurs. Le Délié, un de mes prétendants, m'importune. Heureusement que le Lucon, ce bon musicien, est là ! La vie de mon père s'achève tristement : il perd la tête à cause de tous ces étrangers qui veulent prendre la Montagne alors que cela fait des générations qu'elle appartient aux habitants du village. Savard, l'auteur de mon livre, n'a pas réglé mon sort entièrement, mais l'on peut supposer que je me marie avec le Lucon et deviens la mère d'une famille que j'espère nombreuse... conformément aux femmes de mon époque et de ma condition."

Alors que la douce Marie Menaud termine sa présentation, la sonnerie retentit, et c'est à regret que les élèves quittent la salle de cours... avec une promesse de M. Merlin : ils retrouveront les trois personnages de roman et l'infortuné Patriote qui s'est égaré parmi eux dès le lendemain...

 

Imagination

Après une bonne nuit de sommeil, quelque peu agitée, il est vrai, à la perspective de la quadruple rencontre au sommet (de la fiction !) que nous a promise Monsieur Merlin, nous nous présentons à huit heures tapantes dans la salle de cours. S'il y en avait dans ce bâtiment (mais hélas, elles sont concentrées dans le réfectoire), on entendrait voler les mouches avant l'arrivée de notre extravagant professeur. Il ne tarde pas à faire son entrée, que nous serions tentés d'applaudir si les salles voisines n'étaient occupées. 

Monsieur Merlin nous annonce de son air inspiré : "Comme je vous l'avais promis hier, je vais tenter pour vous aujourd'hui de rassembler quatre personnages, ce qui n'a encore jamais été fait dans cette salle. Toute votre attention va être mobilisée, d'autant plus que le mélange risque de devenir explosif. Vous allez comprendre pourquoi dans quelques secondes." Et notre professeur de lever les bras, à la façon du chef d'orchestre qui brandit sa baguette devant ses musiciens. Immédiatement, devant nos yeux éblouis apparaissent tour à tour Vautrin, Maria Chapdelaine, Marie Menaud et même notre cher Patriote contemporain de Vautrin. Ils se dévisagent avec surprise et, il fallait s'y attendre, Vautrin assume d'emblée le rôle d'acteur principal dans la saynète qui nous a été réservée.

Vautrin : "S'il m'avait été donné de poser le regard sur vous, belles demoiselles, je me serais arrogé le rôle de protecteur, faute de Rastignac à mes côtés. C'est ainsi que j'aurais prodigué mes conseils aux innocentes jeunes filles à marier que vous êtes."

Maria : "Et nous vous en aurions remercié. Mais, en ce qui me concerne, mon créateur laisse entendre, à la fin du roman que je préside, que j'épouserai le bon Eutrope. Je suis donc promise, et vos conseils dans ce domaine seraient venus trop tard."

Vautrin : "J'aurais répliqué : vous avez commis une grave erreur, jeune fille; il fallait miser sur Lorenzo Surprenant, car il vous aurait ... surprise agréablement. Au lieu de vivre en ville, vous achèverez vos jours perdue dans une forêt dont le Parisien que je suis ne s'approcherait pour rien au monde. Puis je me serais tourné vers l'autre jeune paysanne et j'aurais ajouté d'un ton désinvolte : Et vous, Marie Menaud, pourquoi lutter pour une colline, quand les fastes de la vie parisienne pourrait s'offrir à vous?"

Marie Menaud : "Je ne comprends point. Qui donc pourrait bien m'emmener dans votre capitale? aurais-je demandé, surprise. A peine ces mots seraient-ils sortis de ma bouche que j'aurais pris conscience de la présence d'un jeune et ardent patriote à mes côtés."

Le patriote (avec ferveur) : "Belle Marie, digne héritière de votre père, vous qui incarnez la liberté chérie, suivez-moi ! Vous et moi referons le monde et ..."

Vautrin, que ces belles paroles auraient profondément irrité, se serait chargé d'interrompre cet élan d'enthousiasme en s'exclamant : "Ah non, pas d'idéaux généreux en ma présence !" Mais il serait intervenu trop tard : Marie Menaud et son patriote seraient déjà prêts à s'éloigner, main dans la main. Vautrin, voyant que ses conseils tomberaient dans les oreilles de deux sourds (car l'amour ne rend pas seulement aveugle), se serait alors intéressé à nouveau à Maria Chapdelaine.

Vautrin : "Eh bien, avez-vous réfléchi ? Eutrope ou Lorenzo ? A moins que vous n'espériez voir surgir un autre patriote, comme cette jeune sotte de Marie Menaud qui s'éloigne avec son idéaliste !"

Maria Chapdelaine : "Monsieur, laissez-moi vous dire, me serais-je exclamée en haussant les épaules avec mépris, que je suis bien contente pour Marie. Quant à mes amours, elles ne vous regardent point. Gardez donc vos conseils cyniques pour des Parisiennes sans méfiance ! Je ne suis pas une arriviste, moi ! Adieu, Monsieur le sans cœur."

Maria aurait tourné les talons et s'en serait retournée dans la forêt retrouver son Eutrope calomnié. Vautrin serait resté là, seul, l'air penaud, tout surpris de constater que, cette fois encore (il n'oubliait pas son échec auprès de Rastignac...), il n'arrivait à faire partager aux autres sa vision amorale du monde.

 

Toute la classe, enchantée de cet interlude où le bien et le mal se sont affrontés de manière si convaincante, se met à huer l'odieuse création de Balzac. Monsieur Merlin se hâte donc de renvoyer le dernier personnage du jour dans les oubliettes du passé, avant de mettre ses élèves courroucés en récréation bien méritée.

 

 

      

 

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