Suzanne

                       Habéké

                            Divagation

Suzanne

            Notre chère sonnerie retentit à nouveau et annonce notre prochain cours : celui de français. Nous nous installons donc dans la salle où Monsieur Merlin nous attend avec impatience. Il commence tout de suite à faire son discours. 

"Comme promis, durant cette heure et plusieurs autres, je vais, enfin…., nous allons vous présenter les livres pour cette année." 

Le "nous" que Monsieur Merlin venait de dire, nous a choqués ; nous le regardons tous étonnés. Il pose, sur son bureau,  un de ses gros livres à l’aspect si mystérieux ; puis il marmonne des mots inconnus et incompréhensibles en regardant le livre d’une façon fixe et déterminée. C’est à partir de ce moment que nous considérons notre professeur de français comme une personne hors du commun et pleine de surprises : de ce gros livre surgit une épaisse fumée blanche si lumineuse que nous sommes obligés de fermer les yeux. Après un cours laps de temps, une jeune fille, d’à peu près notre âge, peut-être un peu plus vieille, se tient à côté du bureau de notre professeur. Elle est plutôt jolie d’après la réaction des garçons de la classe...

          "Bonjour, je m’appelle Suzanne. Comme vous avez dû le voir, je viens de sortir d’un livre. Plutôt impressionnant n’est-ce pas ?! Ce livre est intitulé Un barrage contre le Pacifique et a été écrit par Marguerite Duras."

        Puis, avec grâce et vivacité, elle se tourne vers M. Merlin et ajoute : "Avant de commencer, j’aimerais savoir où est le jeune homme dont tu m’a parlé ?" Comment Suzanne ose-t-elle tutoyer notre professeur ? Comment le connaît-elle ? Et lui n'a pas l'air étonné, ni offusqué... Il lui répond simplement : "Ne t’impatiente pas, il va arriver", puis se tournant vers nous qui sommes restés bouche bée, il ajoute : "Je propose que Suzanne vous présente son livre. C'est en effet le but de sa présence parmi nous. Nous t'écoutons Suzanne, tu peux commencer."

"Vous devez lire l’histoire de ma vie à tout prix. Mon histoire aurait pu être celle de n’importe qui dans la classe, ce peut être la tienne exquise Sophie, ou la tienne charmante Eléna, ou encore la tienne ravissante Vanessa ! Eh oui, nous avons le même âge, nous avons les mêmes préoccupations, les mêmes buts, les mêmes passions et surtout le même désir d’amour, la même attente d'un homme charmant, fort et doux... De plus, comme on a le même âge, on parle à peu près le même langage, un langage parfois peu soigné, avec une syntaxe un peu relâchée. Enfin, on désire faire les mêmes voyages avec pour seul bagage, notre amour, notre espoir, notre fougue."

        Nous sommes déjà séduits par cette Suzanne, si jeune et si jolie. Les garçons commencent à rêver et lui adressent les compliments les plus délirants jusqu'à ce que M. Merlin intervienne : "Maintenant, nous allons cesser nos emportements. Suzanne, passe de l'autre côté du bureau, et soyez tous attentifs."

 Habéké

            De plus en plus surpris, nous voyons Monsieur Merlin sortir un autre livre pour le moins imposant et  de nouveau, la fumée blanche laisse place à un personnage, un jeune garçon. Suzanne adresse un sourire éclatant à Monsieur Merlin, comme pour le remercier. Cependant, le jeune garçon semble plutôt décontenancé : il ne sait où donner de la tête devant ce nouveau monde encore inconnu pour lui. Monsieur Merlin lui explique rapidement qu’il est dans une salle de classe et qu’il est sorti de son livre pour nous raconter son histoire et nous inciter à nous y intéresser. Quant à Suzanne, elle le rassure gentiment en lui disant qu’il ne faut pas s’inquiéter et qu’elle aussi, la première fois, avait eu peur. "Je suis rentrée dans mon livre juste après avoir raconté mon histoire ; mais j'avais tellement tremblé, tellement bafouillé que je craignais que le déroulement n'en fût modifié, que les lettres n'en fussent effacées...", ajoute Suzanne. "Habéké, peux-tu te présenter et raconter brièvement ton histoire aux élèves que voici ?", demanda M. Merlin.

Habékè regarde tout autour de lui ; il a l’air de se demander si ce qu’il fait ici  n’est qu’un cauchemar. "Je ...  je suis … je m’appelle Habékè",  bégaie-t-il. Nous nous gaussons de lui, mais M. Merlin nous impose le silence par un  « Chut !!! » énergique, accompagné d’un léger froncement de sourcils qui nous fait comprendre qu’il vaut mieux nous taire. Enfin, il fait signe à Habékè de continuer :

        " Je viens du livre Le souffle de l’Harmattan dont l'auteur est  Sylvain Trudel. J’estime mon histoire intéressante car elle concerne une forte amitié entre Hugues et moi. Nous sommes tous les deux orphelins, enfin c’est de cette manière que nous nous considérons même si  nous avons tous deux été adoptés. Nous venons d'ailleurs tous les deux :  Hugues est appelé le Chinois, et il est donc traité en tant que tel par certains élèves ; et moi comme vous avez pu le voir, je suis noir, je suis un Africain qui a vu mourir toute sa famille dans un pays de soleil et de sécheresse ; et comme mon copain Hugues,  je ne suis pas totalement respecté, pas tout à fait accepté. En fait, le souffle de L'Harmattan, c'est l'histoire de notre amitié dans un monde dont on voudrait s'évader.

        Le thème principal de mon livre n’est pas l’amour même s’il y en a un peu. Avec Hugues, on est plutôt des aventuriers. On veut vivre seuls ; on n’aime pas être chez nous, comme vous, n’est- ce pas ?! Nous nous ressemblons tous, on a tous les mêmes désirs. Je suis sûre, enfin je l'espère, que vous aimerez mon livre puisque l’indépendance est quelque chose que tout le monde souhaite. En plus de cela, on est solidaires. Nous avons, Hugues et moi, une amie qui est très malade et nous voulons l’aider. Vous- mêmes, vous êtes toujours là pour vos amis ! Laisseriez-vous un ami ou une amie dans le besoin ou dans la maladie ? Non, bien sûr ! Ce livre est vraiment représentatif de notre âge. Enfin, il est facile à lire ! On ne parle pas avec des mots compliqués, on n'utilise pas des expressions incompréhensibles, et puis la syntaxe de nos phrases est simple. Franchement ce livre est très facile et fascinant. Lisez- le !"

Suzanne et Habéké se préparent, puis se ravisent...

 

Divagation

"DIVAGATION ... ... Suzanne et Habéké
Suzanne

Et si on s’était rencontré plus tôt, bien auparavant ?
 

Habéké
Oui, bien sûr mais il aurait fallu que je naisse avant :
Nous avons plus de cinquante ans de différence. 
Et où aurons nous eu la chance de faire connaissance ?

Suzanne

Je t’aurais rencontré à mon retour en France,

Au cours d’une charmante danse,
Avec le commandant Jean-François l’Espérance.
On serait en 1944. Je vivrais avec élégance

Les Allemands repartiraient chez eux, emportant leur arrogance.
Toi, tu serais soldat, un libérateur de préférence.

La joie serait à son comble et lors d’un bal,
Après cette guerre qui nous a fait tant de mal,
Nous aurions échangé un simple regard,

Et nous aurions terminé la soirée dans un bar.

Habéké
Moi, soldat, jamais ! Je n’aurais jamais supporté
Cette hideuse idée de tuer un homme…

 Suzanne

Mais tu n’aurais pas eu le choix, très cher Habéké,

La conscription de 1942 t’aurait obligé 
A te rendre au combat, à devenir soldat,

Tu n’aurais rien pu faire contre elle, en somme…
Habéké

Oh si, j’aurais résisté, je n’y serais pas allé, même si…

Et puis non, j’aurais été ainsi et j’aurais fait comme si…

Oh oui, j’aurais été soldat, je serais allé au combat :
Combattant ardent dans le régiment de la Chaudière, 
Je t’aurais rencontrée, toi ma belle aventurière 
Au profil de merveilleuse guerrière.
Le 6 juin 44, j’aurais très activement,
Volontairement participé au débarquement,
Et sur les plages de Juno, terrifié et fier,
J’aurais affronté la mort, la guerre,

Les 15 camarades tués,
Les 105 blessés, légers et amputés, les 7ème et 8ème
Brigades très touchées, perte sévère…

Et je serais avec ma compagnie remonté
Vers le Nord, et Caen aurait été libérée, 
Et sur l'Orne, sur la Somme, les combats auraient été acharnés,
Puis à Boulogne, et enfin à Calais…

Suzanne

J’aime bien ta façon d’imaginer
Ce qui aurait pu être notre passé…

Habéké

Alors continuons… J’aurais été blessé
Un jour de septembre 44 près de Calais,
Par un soldat allemand que j’aurais hésité à tuer…

Suzanne
Oh oui, tu serais entré à l’hôpital, 
Quand ta compagnie prenait possession d’Escalles,
Et tu serais resté sur les lieux,
Délaissant le lieutenant-colonel Mathieu,
En route vers d’autres combats très dangereux,
En Belgique, en Hollande, et ailleurs…

Habéké

Et toi, tu serais venue là, par hasard,
Meurtrie, blessée, les yeux hagards,
A Calais détruite comme par un terrible blizzard,
Et un jour, alors que je me serais senti mieux…

Suzanne

Tu m’aurais croisée au détour d’un sentier,
Et dès l’instant où nos yeux se seraient rencontrés,

Tu m’aurais aimée comme on n’aime jamais…

    Habéké

Je t’aurais embrassée, et tu aurais pleuré…

      Suzanne

Mon amour perdu, à jamais peut-être,
Dans un camp allemand, pauvre être…

      Habéké

Mais il serait revenu, changé, et tu serais restée
Avec moi. Et on aurait passé nos soirées
A danser délicieusement sur des musiques d’alors,

Les Stars Sisters, le swing, le jazz…

  Suzanne

On aurait pu encore écouter Ramona

   
Habéké
C’est quoi Ramona ?

     Suzanne

La chanson que je préférais avec mon frère,
Avec elle, tout devenait plus clair ;
Elle représentait pour nous la liberté,
Le départ, la vie sans la mère : 
Elle parle d’un rêve merveilleux,

D’amants partis tous les deux
Qui vont
Lentement
Loin de tous les regards jaloux
Et qui n’ont jamais connu de soirs si doux…
Tu vois, elle parle aussi de nous… "

 

La sonnerie retentit, qui annonce la fin du cours ; les deux personnages disparaissent soudain. M. Merlin n’a pas besoin de nous demander de prendre nos carnets : nous voulons tous lire l’histoire de ces deux personnages tellement sympathiques… 

 

      

 ©2002 Histoires Croisées,Equipe 4