Pélagie
   
                           Des Grieux
                                 Recréation
                                        Dénonciation

                        

Pélagie

 Dring! Cette sonnerie annonce le début du cours de français auquel nous sommes si impatients d'assister. Aussitôt assis, nous entendons un bruit de roues grinçantes et une charrette dans laquelle se tient une vieille femme, apparaît. Monsieur Merlin invite cette personne à descendre du véhicule et la prie de nous raconter son histoire.

  - Je m’appelle Pélagie-la-charrette. C’te nom est ridicule qu’vous direz asteur ! 

- Pélagie, enfin, tu t’adresses à des élèves, qui plus est à MES élèves ; fais un effort : aujourd’hui, vous trouverez ce nom ridicule…

-Je suis un personnage du XVIIIème siècle et je ne veux pas changer de langage lorsque je raconte mon histoire ! Mes mots, mes phrases disent ce que j’ai été, ce que j’ai vécu… Alors laissez vos élèves entendre la langue qui fut celle d’un peuple, cette langue savoureuse qu’a recréée pour moi Antonine Maillet. Après tout, c’est mon histoire racontée dans ma langue qui lui a valu le prix Goncourt… Puis-je continuer ?

 M. Merlin la regarde d’un air admiratif et lui fait un signe de la tête qui semble vouloir dire oui.

 J’reprenons ; vous direz asteur que c’te nom est ridicule ? Point du tout ! Après avoir ouï not’ histoire, vous comprendrez mieux. Un triste jour de 1755, sans qu’on sachait pourquoi, v’là qu’les troupes du roi Georges viennent nous querre. Grouillez-vous bande de flancs-mous qu’ils nous gueulent. A c’t époque, j’habitons la baie française, dans la Grand’Prée. J’pouvons vous dire qu’ça nous a fait mal au cœur d’quitter comme ça not’vieux pays ! Au souère, j’étions d’jà bien loin, en route pour un pays que j’connaissons point ! Alors après des années d’misère, tout ça à cause du grand déménagement, j’avons mis tous les nôtres dans une charrette, et j’avons dit zaux bœufs : huauhh !! L’voyage a duré 10 ans ! J’avons passé par Charleston, Baltimore, Philadelphie, et les marais de Salem ! J’avons tout vu ! Même le p’tit Cormier est mort en route ! Ah, le pauvre enfant de Dieu ! Et pi, des années sans r’voir notre Grand’Prée et v’là qu’j’ sommes de retour après 10 ans d’abscences ! Ah !! 

Nous ne comprenons pas tous les événements auxquels cette femme enthousiaste fait allusion, mais Monsieur Merlin pose sur nous un regard qui semble dire: "Je vous expliquerai tout cela plus tard." Et il s'adresse à Pélagie à voix haute: "Et maintenant, à votre tour d'écouter la fabuleuse et triste histoire de Manon. Que le chevalier nous la conte."

 

Des Grieux

Des Grieux : "Ah!! Si seulement elle pouvait être ici, elle commencerait par vous dire ingénument qu'elle s'appelle Manon Lescaut, que son histoire est à la fois simple et lamentable. Elle vous expliquerait comment elle resta fidèle au chevalier des Grieux tant que l'argent ne fit point défaut, et que seul l'embarras la poussa à le trahir, comprenez à me trahir, à trois reprises. En dépit de ses infidélités, ce chevalier ne put renoncer à elle: dussé-je en périr, je ne songeais à la quitter. Je choisis donc de renier ma caste. J'agis de sorte qu'on me laissât la suivre en Amérique, où elle fut déportée. Pour elle, je volai, je tuai même. Hélas, elle est morte de désespoir dans le désert de la Nouvelle-Orléans. Mon seul réconfort est qu'elle demeura sincèrement éprise et que sa reconnaissance semblait sans bornes." 

 Nous sommes tous ébahis, silencieux et méditatifs… Soudain, Pélagie se lève et s’approche du noble chevalier des Grieux…

 

Recréation

 Pélagie : "Après vous avoir ouï déplorer la cruauté du sort de Manon, je vous aurais alors proposé à tous deux d'aller vivre dans un coin tranquille!"

Des Grieux : "Il m'eût fallu prendre la parole à la place de Manon, trop faible pour parler, hélas. Je vous eusse dit la charmante maîtresse qu'elle est et il ne m'eût point été possible d'évoquer ses attraits sans déplorer la cruauté de son sort."

 Pélagie : « Et je vous aurais conviés à me suivre vers mon doux pays. »

 Des Grieux: "Emu par cette honnête proposition, il est probable que je vous eusse demandé davantage de détails, au nom de ma douce Manon en exil."

Pélagie: "Un coin tranquille, cela veut dire un pays utopique, où tous les persécutés de la terre pourraient vivre enfin heureux, aurais-je ajouté d'un ton rêveur. Qu'en pensez-vous, belle Manon? Venez sans hésiter! Montez dans la charrette du bonheur : elle vous mènera à Grand Pré, ainsi que votre ami gentilhomme. Hâtez-vous, il ne faut point tenter Dieu. Huauh!' Et en chemin nous vous aurions soignée et guérie. Hi!!"

 Constatant les hésitations et le trouble de Manon et de son chevalier, Pélagie aurait ajouté 

 "Afin de ne pas vous créer d'embarras, je vais essayer de parler mieux et abandonner la langue acadienne pour quelques instants et vous dire de nouveau qui je suis : je m'appelle Pélagie-la-Charrette. Un nom ridicule, direz-vous sans doute? Non pas. Après avoir ouï notre histoire, vous comprendrez mieux. Tout remonte à 1755, au jour funeste où, sans que nous sachions pourquoi, les troupes du roi Georges vinrent s'emparer de nous. 'Allez, plus vite que ça,' nous ont-ils hurlé. Nous vivions alors dans la baie française, dans le joli village de Grand Pré. Je ne puis vous dire comme nous eûmes de la peine de quitter à jamais notre vieux pays. Au soir, nous étions déjà bien loin. C'était le début du Grand Déménagement, le commencement de longues années de misère. C'est pour cette raison que, dès que je l'ai pu, j'ai rassemblé tous les nôtres dans cette charrette: j'ai dit aux bœufs: 'huauhh!!' Notre périple a duré dix ans. Nous avons traversé Charleston, Baltimore, Philadelphie et même les marais de Salem, tout cela pour revoir notre chère Acadie."

 Puis, devant la mine dubitative du pauvre chevalier, elle se serait arrêtée net. 

 Alors des Grieux aurait déclaré : "C'est que Manon et moi ne sommes pas habitués à mener la même existence que vous autres! En effet, Manon n'est ni destinée à devenir une mère de famille, ni apte à cuisiner ou laver! De plus, l'Acadie devenue Nouvelle Ecosse, pourra-t-elle être encore terre d'accueil alors que les colons anglais ont pris possession des terres?"

Pélagie, déçue, se tairait, comme un enfant dont le rêve s'est brisé. Elle aurait lancé d'une voix ferme : "Soit! C'est donc dans une autre charrette que nous voyagerons un jour ensemble!" Et en réponse au regard surpris du chevalier, elle ajouta non sans amertume : "je parle hélas de la charrette de la mort..." 

Manon, touchée au cœur, aurait alors murmuré quelques mots d'adieux en s'éloignant au bras de son chevalier…

 

Conclusion de cette rencontre

Pélagie reprend la parole et déclare: "Ce qui est chouette dans notre histoire, c'est que pas un instant le lecteur ne nous perd de vue. Et il a le temps de s'attacher aux personnages. De plus, ce texte mêle fiction et Histoire, c'est ce qui est remarquable. Le vocabulaire employé, que Monsieur Merlin me prie d'éviter, est cependant celui que tout un peuple utilisa pendant des générations."

 Des Grieux est le suivant à tenter de convaincre son auditoire. "Même si notre langage est plus châtié et moins drôle sans doute, notre aventure n'est pas dénuée d'intérêt. En effet, le personnage de Manon, qui ne prend la parole qu'à trois reprises, est plutôt difficile à cerner: infidèle, puis sincèrement éprise et reconnaissante, cette femme à double facette demeure inoubliable."

 Les élèves, longtemps médusés, sortent enfin de leur torpeur.

 "Pour ce qui est de Pélagie-la-Charrette, je veux absolument me procurer ce livre! Vous m'avez convaincu !" lance Baptiste, un élève assez réservé d'ordinaire.

"Et moi, interrompt Sophie, je pense que l'Histoire de Manon Lescaut et du chevalier des Grieux est touchante. C'est pourquoi je vais lire l'ouvrage de l'abbé Prévost!"

Monsieur Merlin approuve d'un signe de tête amical la réaction de ces deux élèves qu'il ne croyait pas aussi passionnés…

 

Dénonciation

Clair de lune acadien 

Per amica silentia lunae, Virgile 

La lune était sereine et jouait sur les flots. –
Les près verts enfin vides sont ouverts à la brise,
L’Acadienne regarde, et la mer qui se brise,
Là-bas, d’un flot noir se jette sur Saint-Malo. 

De ses yeux bleus limpides s’échappe une larme. 
Elle écoute… Et résonnent d’étranges échos.
Est-ce le vent d’ouest qui souffle sur les eaux,
Remuant tous les arbres, qui crée tout ce vacarme ? 

Sont-ce des merles noirs qui plongent tour à tour
Et volent dans les champs les fruits de notre terre ?
Est-ce une mouette, qui de ses battements sourds,
Guette de belles proies et effleure la mer ? 

Qui trouble ainsi les flots près de l’île Saint-Jean ?
Ni le grand merle noir, perdu dans les nuages,
Ni la mouette aux aguets, ni le vent balayant
Le pays d’Acadie de son souffle sauvage. 

Ce sont des cris stridents, portés par tous les vents,
Des Bourg, Bourgeois, Boudrot, Terriau, Aucoin, Trahan,
Qui, de force, s’éloignent vers d’autres littoraux… -
La lune était sereine et jouait sur les flots. 

 Acadie, 1755 – 1758

Réécriture du poème de Victor Hugo, Clair de lune, qui rend hommage aux Grecs lors de la guerre pour l’indépendance de leur pays.

 

      

 

 ©2002 Histoires Croisées, Équipe 4